Au Diable Vauvert.

Nouvelle écrite pour le concours Mots Passants. Thème, au Diable Vauvert. Non retenue.


SANS ATTACHES.

Jean-Charles sentait son cœur battre plus fort tandis qu'il remplissait fébrilement le sac de sport, un sac de sport Adidas bleu, de liasses de billets. Il transpirait. Ses doigts poissaient. D'un revers de la manche, il s'épongea le front. Il devait se donner un minimum de contenance... « Après tout, ce n'est pas un vol, pensa-t-il, ... C'est mon argent ! » Devant lui, le coffre-fort de l'entreprise était grand ouvert.

Ils n'étaient que deux à en connaître la combinaison. Lui et monsieur Lepic, le comptable. M. Lepic était un homme gris au front dégarni et à la mine renfrognée. Il avait regardé Jean-Charles fixement à travers ses lunettes rondes de comptable lorsqu'il lui avait dit qu'il aurait besoin d'argent liquide. De beaucoup d'argent. Il avait avancé qu'il voulait récupérer une machine-outil d'une liquidation. C'était d'ailleurs une excellente affaire. Mais le vendeur insistait pour être réglé avec « du cash ». M. Lepic, comptable scrupuleux et homme avisé, n'appréciait pas trop ce type d'arrangement. Il avait objecté que c'était quand même une très grosse somme. Beaucoup d'argent pour une seule machine. Jean-Charles avait alors répliqué qu'il pouvait y avoir d'autres opportunités, que c'était l'occasion d'augmenter le parc de l'usine à moindre frais et puis que c'était quand même lui, Jean-Charles, qui décidait ! En attendant, l'argent serait en sécurité dans le coffre de l'usine. M. Lepic s'était donc incliné. Il savait qu'il n'avait plus son mot à dire. Il ferait une drôle de tête lorsqu'il découvrirait le coffre vide ! Et quand le découvrirait-il ? Peut-être lundi ? Ou mardi ? Jean-Charles, à ce moment-là, serait déjà loin.

L'atmosphère était lourde dans le bureau, malgré le grand et antique ventilateur fixé au plafond qui brassait paresseusement l'air. Une installation qui datait de son père, premier repreneur de l'entreprise familiale, créée par son grand-père, et dont lui, Jean-Charles, n'était que le falot successeur. Il avait beau se dévouer à son travail, il demeurait toujours dans l'ombre de ses prédécesseurs, mésestimé des cadres, détesté des employés, méprisé même par sa famille et, en particulier, par son épouse, une ci-devant qui lui avait mis la corde au cou parce qu'à l'époque il représentait un beau parti. L'idylle avait rapidement tourné court, et Jean-Charles avait bien vite compris qu'il servait surtout de tiroir-caisse. Elle aussi, elle allait faire une drôle de tête lorsqu'elle constaterait que les comptes en banque familiaux avaient été siphonnés. Tout comme Kevin et Michaël, leurs rejetons... Ces fainéants seraient enfin obligés de travailler pour gagner leur vie ! Eux qui avaient été infoutus d'achever leurs études. Fini l'argent de papa qui tombe tout cuit dans le bec ! Finies les couteuses voitures de sport qu'on cabosse à la sortie des boites de nuit ! Tous ces parasites qui suçaient sa vie jusqu'à la moelle, il allait les laisser loin, bien loin derrière lui !

La dernière liasse tomba dans le sac de sport Adidas bleu. Il referma la porte du coffre, fit glisser la fermeture-éclair du sac et regarda la pendule murale. La nuit était avancée. Personne ne le verrait partir sinon, peut-être, le veilleur de nuit qui regardait la TNT en douce au lieu de surveiller ses écrans. Enfin, il allait profiter de la vie et de son fric ! Plus d'ulcère, plus de crampe d'estomac, ni de nuit blanche à cause des impôts ou de l'U.R.S.S.A.F. Il éteignit la lumière et sortit de la pièce en claquant la porte.

Sur le bureau, deux gélules blanches tressautèrent dans un petit flacon de verre oublié là.

***
« Salaud ».

Sous la lumière crue du néon, le miroir renvoyait à Magalie une image peu flatteuse : elle avait les traits tirés, les yeux cernés et gonflés, des rides naissaient sur son front et des racines sombres pointaient sous ses cheveux trop clairs. Elle espérait juste que le fond de teint combiné à l'effet de l'arnica permettrait de dissimuler le bleu qui menaçait de se former sur sa joue enflée... Gérard avait la rupture brutale.

Quelle conne, elle-aussi ! Avait-elle besoin de lui annoncer en face que tout était fini entre-eux ? Sa réaction ne s'était pas faite attendre. Elle avait perdu en une fraction de seconde son amant, sa dignité et son travail. Ce n'était pas très malin de coucher avec son patron. Les conséquences d'une rupture pouvaient être funestes. La preuve. « No sex in job » comme on dit. Et, accessoirement, plus d'appartement. Quant à récupérer ce qu'il y avait dedans, il ne fallait même pas y penser : « tu repartiras comme t'es venue, ma salope : une main devant, une main derrière ! » Son désormais ex était aussi élégant dans ses propos qu'il était direct dans ses manières. « Positive ma vieille. T'as l'occasion de repartir à zéro. A quarante ans, ce n'est pas donné à tout le monde... » Elle eut un brusque éclat de rire, un rire amer qui ressemblait à un spasme, et sortit des toilettes de la station-service.

Elle regarda dans son sac à main les reliquats de sa vie d'avant. Un petit miroir fêlé, un peigne où s'accrochaient encore un ou deux cheveux blonds à racine sombre, un tube de rouge à lèvre entamé, un petit flacon d'arnica... Un bric-à-brac dérisoire à l'exception de son petit porte-monnaie rouge. Les quelques Euros qui lui restaient serviraient à payer le plein. Pour aller où ? Ses parents étaient morts et son demi-frère ne lui adressait plus la parole depuis des années. Quant à ses amis - des relations, en fait - elle les avait laissés derrière elle avec Gérard.

Elle eût subitement envie d'un café. Elle se dirigea vers la machine, commanda un cappuccino chimique, récupéra le gobelet et vint s'asseoir sur un tabouret à côté d'une table ronde, face à la vitre d'où elle regardait le pompiste s'affairer à l'extérieur. Elle se sentait comme dans une cage de verre, toute illuminée dans la nuit, exposée aux regards...

***

Farid travaillait de nuit à la station. Il était tout seul la plupart du temps. Cela ne le dérangeait pas. La station n'était pas très fréquentée et on envisageait même de supprimer la boutique et de le remplacer par des lecteurs de cartes magnétiques. Pour optimiser... Rentabilité oblige.

Farid travaillait pour une compagnie pétrolière française. Une grande multinationale au nom prestigieux. Une compagnie rentable. Son nom à lui, Farid, était moins prestigieux. Et il était moins rentable. Par contre, lui, il payait ses impôts en France... Mais ces considérations ne sauveraient pas son emploi. Il allait bientôt retrouver les files d'attente du chômage, à l'A.N.P.E. - Pôle Emploi, maintenant. Il doutait qu'on lui proposerait un poste pour le reclasser dans l'entreprise. Pas assez d'ancienneté. La seule chose qu'il pouvait faire, c'était continuer son travail de nuit. Au moins, ça lui laisser le temps de rêver. Aux îles. Partir sur un voilier, son voilier, faire un improbable tour du monde...

Il acheva de faire le plein du véhicule de sa seule cliente de la nuit, puis il donna, par pure conscience professionnelle, un rapide coup de chiffon sur le pare-brise. Ensuite, il se retourna et la vit à travers la vitre... assise sur un tabouret, en train de siroter pensivement son café. Elle avait un drôle de regard, perdu dans le vide. Il marqua un temps d'arrêt et la fixa. Elle semblait abattue, abandonnée... Elle inclina alors machinalement la tête dans sa direction et leurs regards se croisèrent. Farid se sentit gêné et détourna les yeux, faisant mine de chercher quelque chose par terre.

Il s'apprêtait à rentrer quand des phares l'éblouirent, interrompant ses pensées...

***

Jean-Charles se maudissait : comment avait-il pu oublier de faire le plein ?! Mais quelle buse ! Avoir tout prévu, tout minuté... et oublier de vérifier le niveau de carburant !  Il pestait. Lui qui n'avait pas envisagé de s'arrêter si tôt. Hors de question de s'attarder. Il fallait mettre un maximum de distance entre lui et son domicile... Avant que son épouse commence à s'inquiéter de son absence. Ce serait bien la première fois, d'ailleurs, mais le sentiment de culpabilité le poussait à envisager le pire : le veilleur de nuit aurait soupçonné quelque chose, il aurait téléphoné chez lui, Lepic aurait été alerté à son tour, il serait venu immédiatement, il aurait ouvert le coffre et constaté le vol devant toute la famille réunie, et l'alerte aurait été donnée... Si ça se trouve, on le recherchait déjà !

Son imagination s’emballait. Il se calma. Heureusement, le jour n'allait pas se lever avant quelques heures. Il avait encore un peu de temps devant lui. Cette station était providentielle. Il recouvra un peu sa raison, s'arrêta devant la pompe à essence et vit le pompiste, un jeune gars d'une trentaine d'années, approcher...

C'était un Arabe ! Jean-Charles sentit une brusque sueur froide glacer son échine : «  Le sac ! Le cacher ? Non, le prendre avec moi ! » Jean-Charles saisit le sac de sport Adidas bleu et sortit vivement de son véhicule.

« - Le plein, monsieur ? » lui demanda le pompiste, maintenant très proche...
« - Oui, le plein » confirma Jean-Charles en s'esquivant en direction de la boutique, vers la lumière... Là-bas, il y aurait d'autres personnes... Pas question de rester tout seul avec ce type, il pourrait lui voler son précieux butin... Non, pas « butin ». Le « butin », c'est le fruit d'une rapine... Ce n'était pas un vol. Il n'avait fait que récupérer son argent. Avec les intérêts. C'est tout. Il marcha d'un pas décidé vers la boutique.

***

Magalie vit l'homme entrer brusquement dans la boutique, poussant la porte vitrée devant lui. Il transpirait beaucoup, il avait le visage rouge et Magali remarqua de grosses auréoles de sueurs sous ses bras. Il balaya la pièce du regard puis, sans lui prêter plus d'attention, il se dirigea vers les toilettes, emportant avec lui un sac Adidas bleu.

***

« Une bonne femme ! Il n'y a rien qu'une bonne femme dans cette station. Et un Arabe ! » se dit Jean-Charles. « Tu parles d'une faune ! » Il y avait aussi un voleur, mais cette idée ne l'effleura même pas. Il avança vers les lavabos. Bon Dieu, il n'était même pas armé ! Il fit couler un filet d'eau froide, s'en aspergea le visage et se regarda sous la lumière crue des néons. La culpabilité le rongeait, l’étouffait, lui comprimait le cœur...

L'attaque fut foudroyante ! Comme si tout le côté gauche de son corps était brusquement paralysé. Tétanisé, Jean-Charles essaya de se rattraper au rebord du lavabo. Il vacilla. Sa tête tournait. « Mes pilules » pensa-t-il... Alors il eut une vision. Dans une lumière blanche, ouatée, il vit ses précieuses pilules, deux petites gélules blanches, ovales, qui s'entrechoquaient dans un petit flacon de verre posé sur son bureau tandis que la porte de la pièce se refermait en claquant. « Décidément, j'ai tout raté. » Ce fut son ultime pensée. Il s'effondra brutalement sur le sol...

***

Lorsque Farid et Magalie se penchèrent sur lui, il était déjà trop tard. Jean-Charles était parti pour de bon, là où personne ne pourrait le rattraper. Mais il avait laissé son sac derrière lui. Le sac de sport Adidas bleu.

Ce sac, les gendarmes ne le retrouvèrent pas lorsqu'ils examinèrent la voiture de Jean-Charles, sortie de route, dans un fossé en contrebas de la voie. Il était probablement décédé au volant et avait perdu le contrôle du véhicule, concluait le rapport de gendarmerie. Aucune trace de l'argent détourné. Il n'était pas impossible qu'un rôdeur s'en soit emparé. De toute façon, l'entreprise de Jean-Charles serait bientôt en liquidation judiciaire. C'était une affaire entre assurances, Justice et avocats. Pas du ressort de la maréchaussée.

***

On pouvait refaire sa vie à quarante ans. Avec un petit pécule. Magalie avait bien l'intention de le prouver et de saisir cette nouvelle chance.

***

Farid avait attendu un peu avant de partir. Lorsqu'on lui annonça que son poste sautait, il s'était fait une raison, avait empoché sa prime de licenciement et s'en était allé sans un regard en arrière. Aujourd'hui, il contemplait le voilier qu'il venait d'acheter, grâce auquel il pourrait enfin poursuivre son rêve d'îles lointaines et de nouveaux horizons. Il ne l'avait pas choisi uniquement à cause de ses caractéristiques techniques mais aussi parce que son nom lui plaisait ; Un nom qui évoquait le départ, l'éloignement, la liberté... Le Diable Vauvert.

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