Prix Poulidor
Aujourd'hui, remise des prix du concours de nouvelles Mots Passants organisé par le rectorat à l'hôtel Océania de Clermont-Ferrand. Beaux prix, assez coûteux (livres, encyclopédie, bons d'achats...) Reçu deuxième (ce qui n'est pas mal) pour la nouvelle 40 ans. Le thème, "dès Potron Minet." Moi content.
QUARANTE ANS
Le radio-réveil s'alluma, comme chaque matin dès potron-minet. Rapidement, il coupa le son, se redressa doucement, jeta un regard sur la silhouette endormie à côté de lui puis se leva, tout doucement, sans faire de bruit. Il pénétra dans la salle de bain pour de rapides ablutions matinales, il ne fallait pas se mettre en retard. Il s'habilla sans perdre de temps. Dans la cuisine l'attendait sa besace, alourdie de son casse-croute, et une bouteille thermos, remplie de thé. Il prit le temps de se verser une tasse pour se réchauffer avant d'affronter la fraîcheur du matin. Il enfila son manteau – manquerait plus qu'il prît froid -, son cache-nez, son bonnet et sortit. Toujours doucement. Toujours sans faire de bruit.
Dehors, il faisait sombre. Sombre et froid. L'air était vif. Son pas aussi. Il rejoignit la station de bus. D'autres matinaux l'attendaient. Silencieux. Encore dans leurs rêves et pris dans leur routine de somnambules. La lueur des phares annonça le bus qui s'arrêta à leur hauteur. Dans un bruit pneumatique, la porte s'ouvrit. Ils se hâtèrent tranquillement de monter. Le bus démarra en lâchant une bouffée de gazole dans l'air matinal. La même routine, depuis quarante ans.
Le bus les libéra à la sortie de l'usine. Salut amical et mécanique au surveillant puis entrée dans le bâtiment. Vestiaire puis re-salut amical aux collègues, à l'équipe de nuit qui débauche, à la pointeuse qui tilte. Entrée dans l'atelier. Bruit assourdi des machines. Chacun à son poste. La même routine, depuis quarante ans. Pour la dernière fois.
« Alors, c'est aujourd'hui le grand jour ? » Sur le coup, il ne réagit pas. Il ne réalise pas qu'on s'adresse à lui. « Hé, Cyriaque, c'est aujourd'hui le grand jour ? » Oui, c'est à lui qu'on s'adresse. C'est José. Son copain José. Il a un grand sourire, large, franc... Avec ses deux dents de devant qui lui manquent, il paraît même encore plus large et plus franc. « Oui, c'est aujourd'hui » répond-il, comme en retournant chaque syllabe dans sa bouche, pour sentir leur goût avant de les expulser. « Ben, dis-donc, on dirait que ça ne t'enchante pas plus que ça » s'étonne José. « Ne me dis pas que tu vas regretter la taule ? » La « taule », c'est l'usine, l'atelier, son bruit, son rythme... Non, bien sûr, non. Il ne la regretterait pas. Il fit un signe de dénégation à José puis se retourna vers sa machine. L'ouvrage n'attendait pas. On ne les payait pas, après tout, pour discuter. « Sacré Cyriaque » dit José. « On en reparle à la pause. » Clin d'œil complice à travers les verres ronds et épais de ses grosses lunettes de myope. Avec son œil droit exorbité, son clin d'œil paraissait encore plus complice.
Cyriaque se retourna vers sa machine, attentif à ses frémissements, son bourdonnement familier, celui qu'il retrouvait chaque matin et qui l'accompagnait toute la journée. Il s'affairait... Non, on ne le payait pas à rien faire et il avait toujours mis un point d'honneur à mériter sa paye. Il avait éduqué ses enfants comme ça. Il avait des principes.
Le jour ne s'était pas encore levé au moment de la première pause. Il se rendit au vestiaire accompagné de José, récupéra sa besace et sa bouteille thermos dans son casier, et ils se rendirent dans le local pour se détendre quelques minutes et se restaurer. Comme d'habitude, il proposa à José de prendre une tasse de thé. Comme d'habitude, José refusa poliment. Comme d'habitude, José lui proposa un coup de chopine. Comme d'habitude, il refusa poliment. Du très bon rosé pourtant. Sourires complices. Et ouverts.
Le local n'était pas bien grand. Il y faisait tiède. Dans un coin, une cafetière glougloutait, juchée sur un tabouret. L'odeur du café – arabica – flottait dans l'air. Ils se sentaient bien, dans un no man's land entre le crépuscule et l'aube, dans une alcôve nimbée d'une aura électrique, insonorisée, abritée du rythme de l'usine et des grondements de la machine. Cyriaque se redressa et s'approcha du tableau d'affichage, au dessus de la cafetière.
Extraits du règlement intérieur relatif au temps de pause. Affichage syndical. Tracts accompagnés des habituels « inadmissible » et « inacceptable » et « ça ne peut plus durer » - et pourtant, ils nous en faisaient admettre et accepter, pensa-t-il, et ça durait. Facile quand on est du côté du manche. Une carte postale de Jean-Jacques était punaisée sur le tableau. Jean-Jacques avait pris sa retraite, au grand soulagement des contremaîtres – pardon, des « managers opérationnels » comme on les appelait désormais, ici en tout cas - qui le considéraient comme une grand gueule. On disait que ses parents l'avaient baptisé ainsi à cause de Jean-Jacques Rousseau. N'importe, Jean-Jacques avait du tempérament. Il avait animé la cellule syndicale, organisé, revendiqué, manifesté, lutté, négocié, ergoté, pinaillé... Puis un jour, il était parti. Atteint par l'âge de la retraite. Lui aussi. Depuis, il envoyait régulièrement des cartes postales. Au début, tout du moins. Il cultivait son jardin. Des fleurs, du muguet... et des églantines. On ne se refait pas. La carte avait jauni. Les tracts aussi. « Et moi, se dit Cyriaque, j'ai jauni aussi ? »
« Hé » lui dit José, le tirant de ses pensées. « Tu ne vas pas me dire que tu vas regretter la taule ? »
Le temps de pause s'était écoulé. Il fallait reprendre. Leurs machines les attendaient. Commandes numériques, cadrans, écrans, un univers digital dans lequel évoluaient des hommes en bleu de travail, les oreilles couvertes de filtres auditifs... La journée passait toujours très vite, rythmée par la cadence des machines : pause, reprise, pause, reprise, repas, reprise... Comme si les machines avalaient les heures. De brefs moments de convivialité découpaient le temps de travail. Quelques plaisanteries étaient échangées entre cols bleus. Des critiques aussi. Des railleries. Le train-train monotone de l'usine. La routine qui organisait la vie des salariés.
Jusqu'à ce que tout cela prenne fin. Au signal du changement d'équipe. Cyriaque se dirigeait vers son vestiaire quand José le rattrapa. « Viens au local, tu ne vas pas partir comme ça... On t'a préparé une petite fête.»
Le local n'était décidément pas bien grand. Encombré d'une table qu'on avait repoussée contre le mur, à côté de la cafetière juchée sur un tabouret et des chaises qu'on avait empilées à côté de la cafetière, juste sous le tableau d'affichage. Sur la table, une nappe en papier, pour ne pas salir, et sur la nappe, des gobelets en plastiques, des bouteilles de mousseux, de vin blanc ou de rosé, ou de soda pour ceux qui ne veulent – ou ne peuvent - boire d'alcool... Des assiettes en carton avec des biscuits apéritifs, des bretzels salés, des pistaches étaient disposées sur la table. Une ou deux guirlandes de papier punaisées au mur achevaient de donner un petit air de fête. Les copains de l'atelier étaient là, avec José, hilare, sourire plus ouvert que jamais, la petite de la compta, rougissante (timidité ou alcool ?) - l'autre, la vieille avait décliné l'invitation - et les deux contremaitres de « l'ateul », un peu moins « managers opérationnels » que d'habitude. Tous rassemblés pour « marquer le coup. »
Le plus âgé des managers prit alors la parole pour expliquer que, non, décidément, on ne pouvait laisser Cyriaque partir comme ça, après toutes ses années de « bons et loyaux services », selon la formule consacrée. Bons sourires, approbations, applaudissements, congratulations, saluées par le « pop » de la première bouteille de mousseux.
On entourait Cyriaque, on le félicitait, on le congratulait, quelle chance il avait ! La retraite, heureux veinard ! Enfin, il pourrait faire ce que bon lui semblerait. Et de bon matin ! La pêche ? La chasse ? La grasse matinée ? Bons rires. Tout le monde était très enjoué. On remplissait les verres qui débordaient... Qu'importe, ce n'est pas tous les jours fête ! Les gobelets dessinaient des anneaux colorés sur la nappe en papier, entre les taches et les miettes, pas grave, on nettoierait plus tard. La petite de la compta avait les joues rouges. Elle embrassa Cyriaque sous les applaudissements. On lui versait du soda dans son gobelet – jamais d'alcool, c'était un principe. Cyriaque s'attachait à ses principes. Que lui resterait-il sinon, quand il n'y aurait plus sa routine ?
Puis une clameur s'éleva : « le cadeau, le cadeau »... Tous les copains de « l'ateul » s'étaient cotisés. C'était José qui avait discrètement organisé une cagnotte. La petite de la compta était chargée d'apporter le paquet. « Allez, allez, ouvre-le ! »
Cyriaque défit le paquet, l'ouvrit sous les applaudissements... Un service à thé, non, à café, un service à café turc... made in China. « Tu bois ce que tu veux avec. Du café ou du thé, lui dit José, avec un clin d'œil très complice derrière ses grosses lunettes... »
Toute cette agitation perturbait Cyriaque, d'habitude si discret. Sa tête bourdonnait. Quarante ans, ça faisait quarante ans aujourd'hui...
Le bourdonnement s'intensifia. C'était celui du radio-réveil. Il avança sa main vers le bouton d'arrêt et l'éteignit. Puis il se retourna vers le corps endormi à côté de lui. Puis il se rallongea, les mains derrière la tête. Quarante ans, songeait-il. Aujourd'hui, il venait de basculer de la catégorie « chômeur » à la catégorie « retraité ».
Cela faisait cinq ans que la « taule » avait fermé et qu'ils s'étaient tout retrouvés sur le pavé, lui, José, Jean-Jacques, La petite de la compta, les « managers »... L'usine avait fermé et réouvert ailleurs, en Roumanie ou en Chine... Il avait bénéficié d'une mesure de pré-retraite, un terme poli pour éviter d'employer celui, plus infamant, de chômage... Mais il en gardait la sensation d'une profonde amertume qu'aucun thé vert – ou café turc - ne pourrait faire passer. L'impression de ne plus avoir de but, ni d'utilité.
Il ne sortait pratiquement plus de chez lui. Pour quoi faire ? Il n'avait conservé qu'une chose de sa vie d'avant. Une manie. Celle de faire sonner son réveil tous les matins, dès potron-minet.
deuxième au prix Poulidor, quelle ironie...Félicitations:D
RépondreSupprimerEn fait, c'est moi qui ai dit que c'était le prix Poulidor parce que j'étais deuxième...
RépondreSupprimerVoilà, voilà, voilà...
Bravo, très bonne nouvelle : simple et efficace !
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